III

Dans la guerre de tranchées, cinq choses sont importantes : le bois à brûler, les vivres, le tabac, les bougies, et l’ennemi. En hiver, sur le front de Saragosse, tel était bien leur ordre d’importance, l’ennemi venait bon dernier. Les fascistes n’étaient que de lointains insectes noirs que l’on voyait de temps à autre se déplacer par bonds. La préoccupation essentielle des deux armées était de se protéger le plus possible du froid.

Il me faut dire en passant que durant tout le temps que j’ai été en Espagne, je n’ai vu que très peu de combats. Je me trouvais sur le front d’Aragon de janvier à mai, or entre janvier et fin mars il n’y eut rien ou peu de chose à signaler dans ce secteur, excepté à Téruel. En mars on livra de sérieux combats autour de Huesca, mais personnellement je n’y ai guère participé. Plus tard, en juin, il y eut l’attaque désastreuse de Huesca au cours de laquelle plusieurs milliers d’hommes trouvèrent la mort en un seul jour ; mais j’avais été blessé, mis hors de combat auparavant. J’ai rarement eu l’occasion d’affronter ce que l’on considère habituellement comme les horreurs de la guerre. Aucun avion n’a jamais lâché de bombe dans mes alentours immédiats, je ne crois pas qu’un obus ait jamais éclaté à moins de cinquante mètres de moi, et je n’ai pris part qu’une seule fois à un corps à corps. (Une seule fois, c’est une fois de trop, je puis vous le dire !) Naturellement je me suis souvent trouvé sous le feu nourri d’une mitrailleuse, mais la plupart du temps d’assez loin. Même à Huesca on était en général relativement en sécurité, si l’on ne négligeait pas de prendre les précautions raisonnables.

Là-haut, sur les hauteurs autour de Saragosse, c’était seulement l’ennui combiné à l’inconfort de la guerre de tranchées. On menait une vie aussi peu mouvementée que celle d’un comptable de la City, et presque aussi réglée. Être en faction, aller en patrouille, creuser ; creuser, aller en patrouille, être en faction. Au sommet de chaque éminence, des fascistes ou des loyalistes, un groupe d’hommes sales et loqueteux grelottant autour de leur drapeau et cherchant à avoir le moins froid possible. Et jour et nuit les balles perdues s’égarant dans les vallées désertes et ne se logeant dans un corps humain que par quelque rare et invraisemblable hasard.

Il m’arrivait souvent de contempler ce paysage hivernal en m’étonnant de l’inefficacité de tout cela. Quel caractère peu concluant a une guerre de ce genre ! Plus tôt, en octobre, on avait livré de furieux combats pour la possession de tous ces sommets ; puis, le manque d’hommes et d’armes, et surtout d’artillerie, rendant impossible toute opération de grande envergure, chaque armée s’était terrée et fixée sur les sommets qu’elle avait conquis.

Là-bas, à notre droite, se trouvait un petit avant-poste, également du P.O.U.M., et sur l’éperon à notre gauche, à sept heures de nous, une position du P.S.U.C. faisait face à un éperon plus élevé sur les pics duquel s’égrenaient plusieurs petits postes fascistes. La prétendue ligne faisait tant de zigzags qu’on ne s’y fût pas retrouvé si chaque position n’avait battu pavillon. Les drapeaux du P.O.U.M. et du P.S.U.C. étaient rouges, ceux des anarchistes, rouge et noir ; les fascistes faisaient généralement flotter le drapeau monarchiste (rouge-jaune-rouge), mais parfois celui de la République (rouge-jaune-violet). C’était un spectacle prodigieux – si l’on parvenait à oublier que chaque cime était occupée par des troupes, et donc jonchée de boîtes de conserves vides et encroûtée de déjections. Sur notre droite la sierra s’infléchissait vers le sud-est et faisait place à la large vallée veinée qui s’étendait jusqu’à Huesca. Au milieu de la plaine s’éparpillaient, tels des dés jetés, quelques cubes minuscules : c’était la ville de Robres, qui se trouvait en zone loyaliste. Souvent, le matin, la vallée disparaissait sous une mer de nuages d’où émergeaient, comme posées à plat dessus, les collines bleues, ce qui donnait au paysage une étrange ressemblance avec une épreuve négative de photographie. Au-delà de Huesca, il y avait encore des collines de même formation que la nôtre, et que la neige panachait de motifs variant de jour en jour. Au loin, les pics monstrueux des Pyrénées, où la neige ne fond jamais, semblaient flotter dans le vide. Même en bas, dans la plaine, tout paraissait mort et dénudé. Les collines, en face de nous, étaient grises et plissées comme la peau des éléphants. Presque toujours le ciel était vide d’oiseaux. Je ne crois pas avoir jamais vu de pays où il y eût si peu d’oiseaux. Les seuls qu’on voyait parfois étaient des sortes de pies, et les vols de perdrix dont les bruissements soudains vous faisaient tressaillir, le soir, et, mais très rarement, des aigles voguant lentement et généralement accueillis par des coups de feu qu’ils ne daignaient même pas remarquer.

La nuit et par temps brumeux, on envoyait des patrouilles dans la vallée qui nous séparait des fascistes. C’était une mission peu appréciée : il faisait trop froid et le risque de s’égarer était trop grand. Je vis bien vite que je pouvais obtenir l’autorisation d’aller en patrouille chaque fois que j’en avais envie. Dans les immenses ravins aux arêtes vives il n’y avait ni sentiers ni pistes d’aucune sorte ; vous n’arriviez à trouver votre chemin qu’après y avoir été plusieurs fois de suite en reconnaissance, en prenant soin de relever chaque fois de nouveaux points de repère. À vol d’oiseau le poste fasciste le plus proche était à sept cents mètres de nous, mais à plus de deux kilomètres par l’unique voie praticable. C’était assez amusant d’errer dans les vallées obscures tandis qu’au-dessus de nos têtes, très haut, les balles perdues passaient en sifflant comme des bécasseaux. Mieux valait d’épais brouillards que l’obscurité de la nuit, et souvent ils persistaient tout le jour et s’accrochaient autour des sommets cependant que les vallées restaient claires. À proximité des lignes fascistes il fallait avancer à pas de tortue ; c’était très difficile de se déplacer sans bruit sur ces pentes, parmi les arbustes craquelants et les pierres calcaires qui tintaient. Ce ne fut qu’à la troisième ou quatrième tentative que je trouvai moyen de parvenir jusqu’aux lignes fascistes. Le brouillard était très épais et j’allai en rampant jusqu’aux barbelés pour écouter. J’entendis les fascistes parler et chanter à l’intérieur du poste. Soudain je fus alarmé d’entendre plusieurs d’entre eux descendre la pente dans ma direction. Je me blottis derrière un buisson qui me parut brusquement bien petit, et je tâchai d’armer sans bruit mon fusil. Mais ils obliquèrent et je ne les vis même pas. Derrière le buisson où je me cachai, je trouvai divers vestiges du combat antérieur : un tas de douilles vides, une casquette de cuir percée d’un trou de balle, et un drapeau rouge, un des nôtres de toute évidence. Je le rapportai à la position où, sans s’embarrasser de sentiment, l’on en fit des chiffons à nettoyer.

J’avais été nommé caporal ou, comme l’on disait, cabo, dès notre arrivée au front ; j’avais le commandement d’un groupe de douze hommes. Ce n’était pas une sinécure, surtout au début. La centurie était une bande non entraînée composée en majeure partie d’adolescents. Çà et là on trouvait dans les milices des enfants qui n’avaient pas plus de onze ou douze ans, en général des réfugiés des territoires fascistes, qu’on avait incorporés comme miliciens parce que c’était le moyen le plus simple de pourvoir à leur subsistance. En principe on les employait à l’arrière à de légers travaux, mais parfois ils parvenaient à se faufiler jusqu’en première ligne où ils étaient un danger public. Je me rappelle un petit imbécile qui ne trouva rien de mieux que de jeter une grenade à main dans le feu d’un abri « pour faire une farce » ! Au Monte Pocero je ne crois pas qu’il s’en trouvât ayant moins de quinze ans, mais néanmoins la moyenne d’âge était bien au-dessous de vingt ans. On ne devrait jamais faire servir des garçons de cet âge en première ligne, car ils sont incapables de supporter le manque de sommeil inséparable de la guerre de tranchées. Au début il était à peu près impossible d’obtenir que notre position fût convenablement gardée pendant la nuit. On n’arrivait à faire lever les pauvres enfants de ma section qu’en les tirant par les pieds hors de leurs abris, et dès qu’on avait tourné le dos, ils abandonnaient leur poste et se reglissaient dans la cagna ; ou bien, si même ils demeuraient appuyés contre la paroi de la tranchée, en dépit du froid terrible ils ne tardaient pas à succomber au sommeil. Heureusement l’ennemi était on ne peut moins entreprenant. Il y eut des nuits où notre position eût pu être prise d’assaut par vingt boy-scouts armés de carabines à air comprimé, ou tout aussi bien par vingt girl-guides armées de raquettes.

À cette époque et longtemps encore les milices catalanes restèrent constituées sur les mêmes bases qu’au début de la guerre. Dans les premiers jours de la rébellion de Franco elles avaient été levées à la hâte par les différents syndicats et partis politiques ; chacune d’elles était au premier chef une organisation politique inféodée à son parti tout autant qu’au gouvernement central. Quand, au début de 1937, on leva l’armée populaire, qui était une armée « non politique » organisée tant bien que mal selon le type normal, les milices de partis y furent théoriquement incorporées. Mais longtemps encore il n’y eut de changements que sur le papier ; aucun contingent de la nouvelle armée populaire ne monta sur le front d’Aragon avant juin, et jusqu’à cette date le système des milices demeura inchangé. Le point essentiel en était l’égalité sociale entre les officiers et les hommes de troupe. Tous, du général au simple soldat, touchaient la même solde, recevaient la même nourriture, portaient les mêmes vêtements, et vivaient ensemble sur le pied d’une complète égalité. Si l’envie vous prenait de taper dans le dos du général commandant la division et de lui demander une cigarette, vous pouviez le faire et personne ne s’en étonnait. En théorie en tout cas, chaque milice était une démocratie et non une hiérarchie. Il était entendu qu’on devait obéir aux ordres, mais il était aussi entendu que, lorsque vous donniez un ordre, c’était comme un camarade plus expérimenté à un camarade, et non comme un supérieur à un inférieur. Il y avait des officiers et des sous-officiers, mais il n’y avait pas de grades militaires au sens habituel, pas de titres, pas de galons, pas de claquements de talons ni de saluts obligatoires. On s’était efforcé de réaliser dans les milices une sorte d’ébauche, pouvant provisoirement fonctionner, de société sans classes. Bien sûr, ce n’était pas l’égalité parfaite, mais je n’avais encore rien vu qui en approchât autant, et que cela fût possible en temps de guerre n’était pas le moins surprenant.

Mais j’avoue que, tout d’abord, je fus horrifié de la façon dont allaient les choses sur le front. Comment diable une armée de ce genre pourrait-elle gagner la guerre ? C’était ce que tout le monde disait alors, mais cette remarque, pour être juste, n’en était pas moins déraisonnable. Car, étant donné les circonstances, il n’était pas possible que les milices fussent sensiblement meilleures qu’elles n’étaient. Une armée moderne, mécanisée, ne surgit pas de terre, et si le gouvernement avait attendu d’avoir à sa disposition des troupes bien entraînées, Franco n’eût jamais rencontré de résistance. Par la suite, il devint de mode de dénigrer les milices et de prétendre que les imperfections, qui étaient dues au manque d’entraînement et d’armes, étaient la conséquence du système égalitaire. En fait, un contingent des milices nouvellement mis sur pied était bien une bande indisciplinée, non pas parce que les officiers appelaient les simples soldats « camarades », mais parce que toute troupe non aguerrie est toujours une bande indisciplinée. Dans la pratique la discipline de type démocratico-révolutionnaire est plus sûre qu’on ne pourrait croire. Dans une armée prolétarienne, la discipline est, par principe, obtenue par consentement volontaire. Elle est fondée sur le loyalisme de classe, tandis que la discipline d’une armée bourgeoise de conscrits est fondée, en dernière analyse, sur la crainte. (L’armée populaire qui remplaça les milices était à mi-chemin entre ces deux types.) Dans les milices on n’eût pas supporté un seul instant le rudoiement et les injures qui sont monnaie courante dans une armée ordinaire. Les habituelles punitions militaires demeuraient en vigueur, mais on n’y recourait que dans le cas de fautes très graves. Quand un homme refusait d’obéir à un ordre, vous ne le punissiez pas sur-le-champ ; vous faisiez d’abord appel à lui au nom de la camaraderie. Les gens cyniques, sans expérience du maniement des hommes, diront aussitôt que ce n’est pas possible que cela « marche » jamais ; mais, en fait, à la longue cela « marche ». Avec le temps la discipline même des pires contingents de milices s’améliora à vue d’œil. En janvier la tâche de maintenir à la hauteur une douzaine de recrues inaguerries faillit me donner des cheveux blancs. En mai, je fis pendant quelque temps fonction de lieutenant à la tête d’une trentaine d’hommes, Anglais et Espagnols. Nous avions tous plusieurs mois de front et je n’ai jamais rencontré la moindre difficulté à faire exécuter un ordre ou à trouver des volontaires pour une mission périlleuse. La discipline « révolutionnaire » découle de la conscience politique – du fait d’avoir compris pourquoi il faut obéir aux ordres ; pour que cela se généralise, il faut du temps, mais il en faut aussi pour transformer un homme en automate à force de lui faire faire l’exercice dans la cour de quartier. Les journalistes qui se gaussèrent du système des milices ont le plus souvent oublié que les milices eurent à tenir le front pendant que l’armée populaire s’entraînait à l’arrière. Et c’est un hommage à rendre à la solidité de la discipline « révolutionnaire » que de constater que les milices demeurèrent sur le champ de bataille. Car jusqu’en juin 1937 il n’y eut pour les y retenir que leur loyalisme de classe. Il était possible de fusiller des déserteurs individuels – il y en a eu parfois de fusillés – mais si un millier d’hommes eussent d’un commun accord décidé de quitter le front à la fois, il ne se trouvait aucune force pour les en empêcher. Une armée de conscrits dans les mêmes conditions – en l’absence d’une police militaire – eût fondu. Les milices, elles, tinrent le front et Dieu sait pourtant qu’elles remportèrent peu de victoires ; même les désertions individuelles furent rares. En quatre ou cinq mois dans les milices du P.O.U.M. je n’ai entendu parler que de quatre déserteurs, et encore est-il à peu près certain que deux d’entre eux étaient des espions qui s’étaient enrôlés pour recueillir des informations. Au début, l’état évident de confusion, le manque général d’entraînement, le fait d’avoir souvent à discuter cinq minutes avant d’obtenir l’exécution d’un ordre, me consternaient et me mettaient en fureur. Ma façon de concevoir les choses était celle de l’armée britannique et, évidemment, les milices espagnoles différaient extrêmement de l’armée britannique. Mais, à tenir compte des circonstances, elles se sont révélées des troupes meilleures qu’on n’était en droit d’attendre.

Pendant ce temps-là, la grande question c’était le bois à brûler – toujours le bois à brûler. Durant toute cette période il n’est probablement pas une page de mon journal intime qui ne parle du bois à brûler – ou plutôt du manque de bois à brûler. Nous étions entre deux et trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, en plein hiver, et le froid était indescriptible. La température n’était pas exceptionnellement basse, plus d’une nuit il ne gela même pas, et souvent un soleil hivernal brillait pendant une heure vers le milieu du jour ; et même si le thermomètre disait qu’il ne faisait pas froid, nous, nous avions bel et bien froid, je vous assure. Tantôt d’aigres coups de vent vous arrachaient votre casquette et vous ébouriffaient, tantôt des brouillards se répandaient dans la tranchée comme un liquide et vous pénétraient jusqu’à la moelle ; il pleuvait fréquemment, et il suffisait d’un quart d’heure de pluie pour rendre la situation insupportable. La mince couche de terre qui recouvrait le calcaire se transformait rapidement en glu glissante, et comme il fallait toujours marcher sur une pente, il était impossible de garder l’équilibre. Par les nuits sombres il m’est souvent arrivé de tomber une demi-douzaine de fois sur vingt mètres, et c’était dangereux parce que cela signifiait que de la boue enrayait la platine de votre fusil. Durant des jours et des jours, vêtements, bottes, couvertures et fusils demeuraient enduits de boue. J’avais apporté autant de vêtements chauds que j’en pouvais porter, mais beaucoup d’hommes étaient terriblement peu vêtus. Pour toute la garnison, une centaine d’hommes environ, il n’y avait que douze capotes que devaient se passer les sentinelles, et la plupart des hommes n’avaient qu’une seule couverture. Une nuit où l’on gelait, je dressai dans mon journal intime une liste des vêtements dont j’étais revêtu. Cela présente l’intérêt de montrer quel amas de vêtements un corps humain est capable de transporter. J’avais sur moi un tricot et un caleçon épais, une chemise de flanelle, deux pull-overs, une veste de lainage, une en cuir, une culotte de velours à côtes, des bandes molletières, d’épaisses chaussettes, des bottes, un trench-coat renforcé, un cache-nez, des gants de cuir fourrés et une casquette en laine. Et je n’en frissonnais pas moins comme gelée de viande. Je suis, il est vrai, singulièrement sensible au froid.

Le bois à brûler était la seule chose qui importât réellement. La question, au sujet du bois à brûler, c’était que, pratiquement, on ne pouvait pas s’en procurer parce qu’il n’y en avait pas. Notre triste montagne, même à la meilleure saison, n’offrait guère de végétation, et des mois durant elle avait été parcourue en tous sens par des miliciens transis, si bien que depuis longtemps tout ce qui était un peu plus gros que le doigt avait été brûlé. Tout le temps que nous ne passions pas à manger, à dormir, à monter la garde, à être de corvée, nous le passions dans la vallée, en arrière de notre position, à la recherche de combustible. Dans tous mes souvenirs de ce temps-là, je nous revois dégringolant ou grimpant à quatre pattes des pentes presque verticales dont le calcaire en dents de scie mettait nos bottes en pièces, et fondant comme des oiseaux de proie sur les plus minuscules brindilles. Trois hommes, après deux heures de recherches, parvenaient à rapporter assez de combustible pour entretenir pendant une heure un maigre feu d’abri. L’ardeur que nous apportions à notre chasse au bois nous transformait tous en botanistes. Nous classions, selon leur valeur comme combustibles, toutes les plantes qui poussaient sur ce versant : il y avait les bruyères et les herbes diverses qui étaient bonnes pour faire prendre le feu mais qui se consumaient en quelques minutes ; le romarin sauvage et de tout petits genêts épineux qui consentaient à brûler une fois que le feu était bien pris ; un chêne rabougri, plus petit qu’un groseillier, qui était pratiquement incombustible. Il y avait une sorte de roseau desséché qui était parfait pour allumer le feu, mais il ne croissait qu’au sommet d’une hauteur à notre gauche, et pour y arriver il fallait essuyer le feu de l’ennemi. Si les mitrailleurs fascistes vous apercevaient, ils ne lésinaient pas à vous envoyer pour vous tout seul une caisse de munitions. Généralement ils visaient trop haut et les balles passaient au-dessus de votre tête en chantant comme des oiseaux, mais parfois cependant elles crépitaient et faisaient voler le calcaire en éclats tout près de vous de façon inquiétante, et alors vous vous flanquiez le visage contre terre. Vous n’en continuiez pas moins à aller cueillir des roseaux ; rien ne comptait à côté du bois à brûler.

Comparées au froid, les autres incommodités semblaient insignifiantes. Naturellement nous étions tout le temps sales. Notre eau, de même que nos vivres, nous parvenait à dos de mulets d’Alcubierre, et la part de chacun se montait environ à un litre par jour. C’était une eau infecte, à peine plus transparente que du lait. En principe on devait la réserver toute pour la boisson, mais j’en resquillais toujours une pleine gamelle pour ma toilette du matin. Je me lavais un jour et me rasais le lendemain ; il n’y avait jamais assez d’eau pour faire les deux le même jour. La position puait abominablement et à l’extérieur de l’enceinte, à l’entour de la barricade, il y avait partout des déjections. Certains miliciens avaient pris l’habitude de se soulager dans la tranchée même, chose dégoûtante alors qu’il nous fallait aller et venir dans l’obscurité. Mais la saleté ne me fut jamais un tourment. On fait trop d’embarras au sujet de la saleté. C’est étonnant comme on s’habitue vite à se passer de mouchoir ou à manger dans la gamelle qui sert également à se laver. Et après un ou deux jours l’on ne trouve plus dur de dormir tout habillé. Nous ne pouvions naturellement pas ôter nos vêtements, ni surtout nos bottes, la nuit ; il fallait être prêt à sortir sur-le-champ en cas d’attaque. En quatre-vingts nuits je ne me suis déshabillé que trois fois, mais je m’arrangeais pour enlever mes vêtements dans la journée de temps à autre. Il faisait alors encore trop froid pour qu’il y eût des poux, mais les rats et les souris pullulaient. J’ai souvent entendu dire qu’on ne trouve pas en un même lieu rats et souris ; mais si, lorsqu’il y a assez à manger pour les deux espèces.

À d’autres égards nous n’étions pas mal lotis. La nourriture était assez bonne et nous avions du vin en abondance. Les cigarettes nous étaient distribuées à raison d’un paquet par jour, les allumettes tous les deux jours, et il y avait même une distribution de bougies. C’étaient des bougies très minces, comme celles du gâteau de Noël ; aussi supposions-nous qu’elles provenaient du pillage d’églises. Chaque abri en recevait trois pouces par jour, ce qui donnait environ vingt minutes de lumière. À cette époque il était encore possible d’acheter des bougies et j’en avais apporté plusieurs livres avec moi. Par la suite la privation d’allumettes et de bougies nous fut un supplice. On ne se rend pas compte de l’importance de ces choses tant qu’on n’en a pas été privé. Pendant une alerte de nuit, par exemple, alors que chacun dans l’abri est en train de chercher à quatre pattes son fusil en marchant sur le visage de son voisin, avoir la possibilité de battre le briquet peut devenir une question de vie ou de mort. Chaque milicien possédait un briquet à amadou et plusieurs mètres de mèche jaune. Après son fusil c’était ce qu’il possédait de plus important. Les briquets à amadou présentaient le grand avantage de pouvoir être battus en plein vent mais, brûlant sans flamme, on ne pouvait s’en servir pour allumer un feu. Au plus fort de la disette d’allumettes, le seul moyen que nous avions de faire jaillir une flamme, c’était de retirer la balle d’une cartouche et de faire exploser la cordite au contact du briquet à amadou.

C’était une vie singulière que nous vivions – une singulière façon d’être en guerre, si on peut appeler cela la guerre. Tous les miliciens sans exception lançaient des brocards contre l’inaction et continuellement demandaient à cor et à cri qu’on leur dît pour quelle raison on ne nous permettait pas d’attaquer. Mais il était on ne peut plus clair que de longtemps encore il n’y aurait aucune bataille, à moins que l’ennemi ne commençât. Georges Kopp, lors de ses tournées d’inspection périodiques, nous parlait sans ambages : « Ce n’est pas une guerre, disait-il souvent, c’est un opéra-bouffe avec morts. » À vrai dire, l’état de stagnation sur le front d’Aragon avait des causes politiques dont j’ignorais tout à cette époque ; mais les difficultés d’ordre purement militaire – sans parler du manque de réserves en hommes – sautaient aux yeux de tous.

Tout d’abord il y avait la nature du pays. Le front, le nôtre et celui des fascistes, consistait en des positions très fortes naturellement, qui n’étaient en général accessibles que d’un côté. Il suffit de creuser quelques tranchées pour rendre de telles places imprenables par l’infanterie, à moins que celle-ci ne soit en nombre accablant. Dans notre position ou dans la plupart de celles qui nous environnaient, une douzaine d’hommes avec deux mitrailleuses auraient pu tenir à distance un bataillon. Perchés sur les sommets comme nous l’étions, nous eussions fait de magnifiques cibles pour l’artillerie, mais il n’y avait pas d’artillerie. Parfois je contemplais le paysage alentour et me prenais à désirer – ah ! avec quelle passion ! – deux bons canons. On aurait pu détruire les positions de l’ennemi l’une après l’autre aussi facilement que l’on écrase des noix avec un marteau. Mais de notre côté il n’y avait absolument pas de canons. Les fascistes, eux, trouvaient moyen de temps à autre d’amener un ou deux canons de Saragosse et de lâcher quelques obus, si peu qu’ils ne parvinrent jamais à rectifier leur tir et les obus s’en allaient tomber dans les ravins déserts sans faire aucun mal. En face de mitrailleuses, lorsqu’on n’a pas d’artillerie, on n’a le choix qu’entre trois solutions : se terrer à distance respectable – disons à quatre cents mètres –, ou avancer à découvert et se faire massacrer, ou encore faire des attaques de nuit de faible envergure qui ne changeront rien à la situation générale. En fait, on se trouve en face de l’alternative : stagnation ou suicide.

Et en outre il y avait le manque total de toute espèce de matériel de guerre. On imagine difficilement à quel point les milices étaient mal armées à cette époque-là. N’importe quel bataillon scolaire d’un grand établissement d’enseignement secondaire en Angleterre ressemble bien davantage à une armée moderne. La mauvaise qualité de nos armes était si effarante que cela vaut la peine d’en parler en détail.

Dans ce secteur du front il n’y avait pour toute artillerie que quatre mortiers avec seulement quinze coups à tirer pour chacun. Naturellement on ne les tirait pas, ils étaient bien trop précieux, et l’on gardait les mortiers à Alcubierre. Il y avait des mitrailleuses dans la proportion d’une pour cinquante hommes environ ; elles étaient assez vieilles mais d’une précision approximative jusqu’à trois ou quatre cents mètres. En dehors de cela nous n’avions que des fusils, dont la plupart étaient de la ferraille. Il y en avait en service trois types. D’abord le long Mauser : les fusils de ce type-là dataient rarement de moins de vingt ans, leurs hausses étaient à peu près aussi utilisables qu’un indicateur de vitesse cassé, et le rayage de la plupart d’entre eux était irrémédiablement corrodé ; un fusil sur dix environ était acceptable, cependant. Puis il y avait le Mauser court, ou mousqueton, arme de cavalerie en réalité. Ceux-ci étaient plus appréciés que les autres, parce qu’ils étaient plus légers à porter et moins encombrants dans la tranchée, et aussi parce qu’ils étaient relativement récents et avaient l’air de bien fonctionner. En fait on ne pouvait à peu près pas s’en servir : ils étaient constitués de pièces détachées dépareillées ; aucun fusil n’avait sa propre culasse et les trois quarts d’entre eux s’enrayaient au bout de cinq coups. Il y avait enfin quelques Winchesters. Avec ces derniers il était agréable de tirer, mais leur tir était tout à fait déréglé, et comme ils étaient armés de cartouches sans chargeurs, on ne pouvait tirer qu’un coup à la fois. Les munitions étaient si rares que chaque homme, à son arrivée au front, ne touchait que cinquante cartouches dont la plupart étaient extrêmement mauvaises. Les cartouches de fabrication espagnole étaient toutes sans exception faites de douilles récupérées et rechargées, et elles auraient fait s’enrayer les meilleurs fusils. Les cartouches mexicaines étaient meilleures, aussi les réservait-on pour les mitrailleuses. Les meilleures de toutes étaient les munitions de fabrication allemande, mais comme elles nous étaient fournies uniquement par les prisonniers et les déserteurs, nous n’en avions pas beaucoup. Je gardais toujours dans ma poche un chargeur de cartouches allemandes ou mexicaines pour m’en servir en cas de situation critique. Mais, en fait, quand cela arrivait, je tirais rarement un coup de feu ; j’avais bien trop peur de voir ce sale engin s’enrayer et j’avais trop souci de me réserver la possibilité de faire à coup sûr partir une balle.

Nous n’avions ni casques ni baïonnettes, presque pas de pistolets ou de revolvers, et pas plus d’une bombe par groupe de cinq à dix hommes. La bombe employée à cette époque était une terrible chose connue sous le nom de « bombe de la F.A.I. », parce qu’elle avait été fabriquée par les anarchistes dans les premiers jours de la guerre. Elle était faite sur le même principe que la grenade Mills, mais le levier était maintenu baissé non par une goupille, mais par un bout de cordon. Il fallait rompre le cordon et vous débarrasser de la bombe au plus vite. L’on disait de ces bombes qu’elles étaient « impartiales » : elles tuaient l’homme sur qui on les lançait et l’homme qui les lançait… Il y avait plusieurs autres types de bombes, plus primitives encore, mais peut-être un peu moins dangereuses – pour le lanceur, j’entends. Ce ne fut qu’à la fin mars que je vis une bombe valant la peine d’être lancée.

Et en dehors des armes, il y avait également pénurie d’autres choses de moindre importance mais tout de même nécessaires à la guerre. Nous n’avions, par exemple, ni cartes ni plans ; le relevé topographique de l’Espagne n’avait jamais été complètement fait, et les seules cartes détaillées de cette région étaient les vieilles cartes militaires qui étaient presque toutes en la possession des fascistes. Nous n’avions ni télémètres, ni longues-vues, ni périscopes de tranchée, ni jumelles (à part quelques-unes qui étaient la propriété personnelle de miliciens), ni fusées ou étoiles éclairantes, ni cisailles, ni outils d’armurier, et même presque pas de matériel de nettoyage. Les Espagnols semblaient n’avoir jamais entendu parler d’écouvillons d’aucune sorte et ils restèrent là, à regarder, tout surpris, lorsque je me mis à en fabriquer un. Quand vous vouliez faire nettoyer votre fusil, vous l’apportiez au sergent qui possédait une longue baguette de fusil en laiton, laquelle étant invariablement tordue égratignait le rayage. On n’avait même pas d’huile de graissage pour fusil ; on se servait d’huile d’olive quand on pouvait en trouver ; à diverses reprises j’ai graissé mon fusil avec de la vaseline, avec du cold cream, et même avec du gras de jambon. Et de plus, on n’avait ni falots ni lampes électriques de poche – à cette époque il n’y avait, je crois, pas une seule lampe électrique de poche dans tout notre secteur de front, et il fallait aller jusqu’à Barcelone pour trouver à en acheter, et encore, non sans difficultés.

Et tandis que le temps passait et que parmi les collines crépitaient des coups de feu tirés au petit bonheur, j’en vins à me demander avec un scepticisme croissant s’il arriverait jamais rien qui mît un peu de vie, ou plutôt de mort, dans cette guerre de biais. C’était contre la pneumonie que nous luttions, non contre des hommes. Quand les tranchées sont séparées par une distance de plus de cinq cents mètres, si quelqu’un est touché, c’est pur hasard. Naturellement il y avait des blessés, mais le plus grand nombre d’entre eux s’étaient blessés eux-mêmes. Si j’ai bonne mémoire, les cinq premiers blessés que je vis en Espagne l’avaient été par nos propres armes – je ne veux pas dire délibérément, mais par accident ou étourderie. Nos fusils trop usés étaient en eux-mêmes un danger. Certains de ces fusils avaient la vilaine habitude de laisser le coup partir si l’on en tapait la crosse par terre ; j’ai vu un homme se faire ainsi traverser la main d’une balle. Et dans le noir, les recrues non aguerries étaient toujours en train de se tirer mutuellement dessus. Un soir, alors que le crépuscule tombait à peine, une sentinelle tira sur moi de vingt mètres, mais elle me manqua d’un mètre. Dieu sait combien de fois j’ai dû la vie au manque d’adresse au tir des Espagnols ! Une autre fois j’étais parti en patrouille dans le brouillard et j’avais pris soin, auparavant, d’avertir le commandant de garde. Mais en revenant je butai contre un buisson, la sentinelle alarmée se mit à crier que les fascistes arrivaient, et j’eus le plaisir d’entendre le commandant de garde donner l’ordre à tous d’ouvrir un feu continu dans ma direction. Naturellement je demeurai étendu à terre et les balles passèrent au-dessus de moi sans me faire la moindre égratignure. Il n’y a rien qui puisse convaincre un Espagnol, tout au moins un jeune Espagnol, que les armes à feu sont dangereuses. Une autre fois, assez longtemps après, j’étais en train de photographier un groupe de mitrailleurs avec leur mitrailleuse qui était pointée dans ma direction.

« Surtout ne tirez pas, dis-je à demi par plaisanterie, tout en mettant au point.

— Oh ! non, pas de danger qu’on tire ! »

L’instant d’après il y eut un terrible rugissement et un flot de balles passa en trombe si près de mon visage que j’eus la joue toute piquée par des grains de cordite. Ce n’avait pas été fait exprès, mais les mitrailleurs trouvèrent que c’était une bonne plaisanterie. Pourtant, peu de jours auparavant, ils avaient vu un muletier tué accidentellement par un délégué politique qui, en faisant l’imbécile avec un pistolet automatique, lui avait logé cinq balles dans les poumons.

L’emploi dans l’armée, à cette époque, de mots de passe difficiles était encore une autre source de dangers. Il s’agissait de ces fastidieux mots de passe doubles, où il faut répondre à un mot par un autre. D’ordinaire ils étaient de caractère exaltant et révolutionnaire, comme Cultura – progreso, ou Seremos – invencibles, et il était souvent impossible de parvenir à faire que les sentinelles illettrées se souviennent de ces mots pour intellectuels. Je me rappelle qu’une nuit le mot de passe était Catalunya – heroica et qu’un gars de la campagne à face de lune, nommé Jaime Domenech, vint, tout embarrassé, me demander de lui expliquer :

« Heroica – qu’est-ce que ça veut dire heroica ? »

Je lui répondis que cela voulait dire la même chose que valiente. Un peu plus tard, en revenant à la tranchée dans l’obscurité, il trébucha et la sentinelle l’interpella :

« Alto ! Catalunya !

— Valiente ! » hurla Jaime, persuadé qu’il disait ce qu’il fallait.

Bing !

Mais la sentinelle le manqua. Dans cette guerre, on eût dit que c’était toujours à qui manquerait l’autre, dès que c’était humainement possible.

Hommage à la Catalogne
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